Les élections ou la corruption originelle bulgare

[30 octobre 2011] L’interview d’Anthony Galabov a été réalisée lors d’un reportage en Bulgarie, en novembre 2009 et l’article publié en 2010 sur L’expérience européenne. A l’occasion du deuxième tour de l’élection présidentielle bulgare du 30 novembre, je le remets en avant.

Sofia, Bulgarie

Dans son rapport annuel, Transparency International dresse un classement mondiale de la corruption. Parmi les pays européens les moins bien classés, la Bulgarie à la 73e position.

Dans une autre vie, il m’est arrivé d’aller boire quelques rakias en Bulgarie, ce pays des Balkans aujourd’hui vu en France comme une immense réserve de Roms. Lors d’un de mes voyages, j’ai réalisé un reportage pour cafebabel.com, sur la “gauche bulgare” et son état de délabrement intellectuel, principalement dû à la corruption des cadres du Parti socialiste (tous des anciens communistes plein aux as). Conséquence de quoi, je m’étais aussi intéressé à la corruption en elle-même. A l’occasion de la publication du rapport de Transparency International, je ressors une partie du matériel, jamais utilisé. Interview explicative d’Antoni Galabov.

Pour s’assurer qu’un système corrompu le reste, l’idéal est de faire élire des politiciens eux-mêmes corrompus pour éviter qu’ils se mettent à lutter contre ce que l’Organisation Transparency International définit comme « l’abus de pouvoir à des fins privées ».

Professeur à la Nouvelle Université Bulgare et rapporteur pour Transparency International Bulgarie, Antoni Galabov pourrait disserter sur la corruption électorale pendant des heures. Car dans son pays, une voix à un prix, se négocie, se pressurise. « Il ne faut pas croire que l’achat de votes se limite à donner de l’argent en échange d’un bulletin favorable. Les techniques se sont perfectionnées devenant plus indirectes et permettant d’être sûr que la personne ne change pas d’avis dans l’isoloir ».

Une question d’offre et de demande

« En 2005, les votes étaient chers à acheter et sans grandes garanties. Cela a changé aujourd’hui. Avec la crise, l’offre et la demande ont été modifié. Les gens sont prêts à vendre leur vote moins cher et surtout les réseaux de corruption veulent dorénavant un vrai contrôle. C’est pourquoi les politiciens ont misé sur les formes indirectes de contrôle ». Antoni Galabov en a identifié trois types.

Le premier, assez vicieux, consiste pour des notables ou personnes influentes, à prêter de l’argent à des familles en difficulté, sachant très bien qu’elles ne pourront pas rembourser. A chaque élection, les créanciers font leur apparition en demandant soit le remboursement, soit un bulletin favorable pour le politicien choisi. « Cela se voit beaucoup dans les couches pauvres de la population, assez peu éduquée, qui sont en grande difficulté sociale dans le pays », précise Antoni Galabov. « Les gens deviennent des obligés, des clients. Une raison du développement de cette pratique est l’incitation des différents gouvernements à la consommation, alors que les Bulgares sont traditionnellement un peuple d’épargne. 20% des ménages sont en surendettement et n’ont par conséquent pas le choix ».

Autre solution, une pression encore plus directe. Antoni Galabov nomme cela le « vote corporatif ».

L’idée est simple : les employés doivent voter pour leur patron, ou l’ami du patron, autrement ils ont de fortes chances de perdre leur emploi. « Cela met à mal le droit du travail…et le pire est la passivité des syndicats face à cette menace grandissante. Là encore, la crise n’arrange rien ».
Mais finalement pourquoi se limiter à une entreprise quand on peut rallier à « sa cause » un village entier ? « Prenez un village assez isolé, qui vit de monoculture. Le plus souvent, les villageois n’ont qu’un seul client à qui ils vendent leur production. C’est alors ce dernier qui va les faire chanter : ils doivent voter pour lui-même ou l’homme de son choix ou alors, personne n’achètera leur production, ce qui signifiera la ruine de toute l’économie locale ».

Jour de vote, un jour bien rempli

Une fois ce travail préparatoire accompli, il ne faut pas croire que tout est terminé, que l’élection est gagnée. Les réseaux de corruption sont très actifs le jour même de l’élection. Il faut aussi être sûr que les « achetés » tiennent parole. « Pour cela, la technologie rend de grands services. Il est demandé par exemple aux gens de photographier avec leur téléphone portable leur enveloppe avec le bulletin à l’intérieur. Cela n’est même pas toujours nécessaire puisque les responsables de la surveillance du bureau de vote, eux aussi souvent corrompus accompagnent parfois les citoyens dans l’isoloir ».

Nombre d’irrégularités relevées par Transparency International en 2009 sont le résultat de la corruption de l’administration et de mauvais comptage des votes, d’erreurs « involontaires ». Il arrive que les bulletins de certains candidats ne soient tout simplement pas disponibles.

Vive la sociologie électorale

Lors des rendez-vous électoraux nationaux de l’année passée, Transparency International Bulgarie a recensé 474 infractions allant de la distribution de nourriture ou de bulletins de vote déjà remplis aux tentatives d’intimidation en passant par la migration organisée des votants. « Il existe par exemple un problème spécifique avec la minorité turque », explique Galabov. « A la fin du communisme, le gouvernement a lancé une politique de « bulgarisation » de cette communauté. Ils ont donc fui en masse vers la Turquie en gardant toutefois leur nationalité. C’est ainsi qu’aujourd’hui, le parti se réclamant de cette minorité, le “Mouvement pour les droits et les libertés” affrète des bus pour faire revenir ces gens, le jour du vote, dans les circonscriptions qui leurs sont stratégiques. En échange d’argent bien entendu ».

La meilleure façon de manipuler les règles électorales reste encore d’être au pouvoir. En 2009, une réforme a consacré la création de deux types de députés : ceux élus sur un système proportionnel (209), et ceux élus à la majorité, au nombre de 31, soit un par circonscription. Or, cela ne respecte aucun des standards internationaux concernant l’équité de représentations entre élus puisque les circonscriptions sont très aléatoirement peuplées, allant du simple ou quintuple (les standards internationaux tolèrent un écart de 15%). Mais derrière la pauvreté démocratique de ce concept, d’autres y trouvent leur avantage grâce à la sociologie électorale, permettant aux grands partis de sécuriser des sièges.

Combien ça coûte ?

Si toute une technique a été mise en place pour acheter les votes des citoyens bulgares, qu’ils soient consentants ou non, le prix à l’achat dépend lui de la conjoncture de l’offre et de la demande, comme dans tout marché concurrentiel. « En 2005, la situation économique des Bulgares s’améliorait, et les enjeux électoraux étaient grands. Un vote se négociait entre 100 et 150 levas (50-75 euros), allant parfois jusqu’à 500 levas (ndla: 250 euros, sachant que le salaire minimum est de 122euros). Aujourd’hui, avec la crise économique, un vote ne vaut plus que 50 levas (25 euros) ». Les difficultés sociales des Bulgares sont autant d’atouts pour les trafiquants de voix.

Reste qu’acheter des voix ne signifie pas une victoire automatique. Selon Antoni Galabov, le parti LIDER (Initiative Libérale pour un Développement Démocratique Européen) aurait investi entre 9 et 12 millions de levas dans les dernières élections sans toutefois obtenir de sièges à l’Assemblée nationale.

Dommages collatéraux

Terminant avec la question sur l’étendue de la pratique, la réponse de Monsieur Galabov est sans appel : « Tous. Tous les partis ont recours à l’achat de votes. Hormis peut-être les Verts, qui sont trop faibles. La corruption des votes est même devenue une arme électorale puisque tous les camps s’accusent mutuellement de le faire. Derrière l’aspect cynique de la chose, il ne faut pas oublier que cela représente environ 15% des suffrages exprimés soit l’équivalent d’un peu plus de 2 députés européens bulgares. Et il n’y a que peu de signaux en provenance de Bruxelles qui laissent penser à une réaction ferme de leur part pour inverser la tendance ».