Paris, ici Bruxelles, envoyez-nous du renfort

[23 mai 2016] Nous sommes un vendredi après-midi, dans le quartier européen dont les rues se sont déjà largement vidées. Tu boucles un papier en retard, et surtout, tu prépares l’agenda de la semaine à venir.

Lundi, résultat de l’enquête de la Commission européenne sur la situation en Pologne. Mardi, réunion des ministres des Finances de la zone euro sur la dette grecque. Mercredi, présentation d’une communication sur la régulation des géants du web [ou plateformes pour les puristes] ainsi que d’un paquet législatif sur le commerce en ligne.

A ça, il faut rajouter le suivi de quelques autres dossiers, comme le secret des affaires, le glyphosate, la présidentielle autrichienne et ses conséquences, la vie du Parlement européen, et j’en passe.

Une myriade de sujets, tous plus importants [et intéressants] les uns que les autres, qui méritent qu’on s’y attarde et d’être creusés. Puis, je me suis souvenu d’un chiffre. 35.

De la responsabilité de la presse

Grosso modo, c’est le nombre de journalistes de médias français accrédités à Bruxelles [hors AFP, cas à part, et en prenant en compte ceux qui cumulent plusieurs titres]. Même pas l’équivalent de la rédaction de l’américain Politico.eu qui dispose maintenant d’une équipe d’une cinquantaine de personnes.

Comment imaginer qu’une trentaine de correspondants, aussi dévoués soient-ils à leur métier, puissent couvrir l’ensemble de l’actualité issue des institutions de l’UE pour un pays de 65 millions d’habitants ? Surtout qu’en plus des sujets que j’ai énumérés, certains ont aussi en charge l’OTAN, la Belgique, voir même de tout le Bénélux.

Il y a bien aussi quelques journalistes qui suivent l’UE depuis Paris, mais pas de quoi compenser le manque ou de déployer assez de ressources pour se détacher du rythme politique [ce qui permet d’enquêter, d’aller dénicher d’autres sujets].

“Un hamster dans sa roue” est l’expression que l’on utilise régulièrement pour se définir en tant que correspondant. Et après plusieurs années de crises à répétition, autant vous dire que les rongeurs sont parfois un peu fatigués. 

On aurait pu penser qu’avec justement toute cette agitation qui secoue l’UE depuis 2008, une prise de conscience aurait émergé dans les rédactions à Paris, mais non. En réalité, rien ne changera tant que la spécialisation “affaires européennes” sera considérée comme une fin en soi alors qu’elle ne veut strictement rien dire. Sous ce terme, il se cache autant de rubriques qu’au niveau national. Au fil des années, j’ai suivi de près la zone euro, l’agriculture, le budget, le numérique et la régulation du lobbying. De ces sujets, je suis capable de comprendre les enjeux, décrypter ce qu’il se trame en coulisses, d’identifier les acteurs importants et dégager le plus ou moins vrai du faux.

A l’inverse, lancez-moi sur des dossiers aussi cruciaux que l’environnement, la politique énergétique, les affaires étrangères, la santé, je n’y connais rien de rien. Sur le commerce, mes connaissances se limitent au TTIP, un peu le CETA (accord avec le Canada).

Bien des journaux font semblant d’ignorer que l’UE est avant tout un lieu de pouvoir, un des échelons. Une partie de la souveraineté française y a été transférée, et les décisions qui y sont prises affectent la vie des citoyens. On aime ou on n’aime pas, mais c’est un fait et la responsabilité des journalistes est d’être là où est le pouvoir. Comment s’octroyer le titre de “gardiens de la démocratie” si on en délaisse tout un pan, sous prétexte “que c’est compliqué”, “que c’est loin”, ou je ne sais quel argument futile.

Savoir faire la part des choses

Alors, avec un tel raisonnement, j’entends déjà certains dire que oui, tout cela n’est que la vision d’un “pro-européen”. La  [fausse] croyance parisienne veut que les correspondants bruxellois soient tous des eurobéats, des jusque-boutistes de l’intégration. A croire qu’il y a un questionnaire à remplir pour obtenir son accréditation à la Commission européenne [je vous rassure, suffit de sa carte de presse et d’une attestation de domicile].

Au milieu de l’été 2015, nous avons même reçu la visite d’un journaliste de Causeur.fr, venu vérifier si cela était vrai. J’ai tenté de lui expliquer la différence, entre couvrir l’élaboration d’une législation ordinaire, ce qui représente 90% du travail quotidien de l’UE, et les débats métaphysiques autour de l’euro.

Quand les députés travaillent sur la protection des données personnelles, vous ne pouvez pas passer votre temps à les questionner, pour savoir si tout cela ne serait pas mieux géré au niveau national. Vous risquez de passer à côté de l’essentiel. Un peu comme si vous couvriez chaque loi à l’Assemblée nationale avec le prisme “ne faudrait-il pas confier la compétence aux régions” ? Je vous souhaite bien du courage.

Pour l’euro, la question est plus complexe et sans réelle solution. Les journalistes bruxellois se retrouvent dans le no man’s land de la bataille politique. Vous évoquez la nécessité d’une intégration plus poussée pour combler les failles; les militants FN vous tombent dessus en vous lançant des noms d’oiseaux. Vous expliquez pourquoi la Grèce n’a aucune chance d’obtenir telle ou telle chose, ce sont les petits soldats du Front de Gauche qui voient en vous le suppôt du FMI. Vous planchez sur les scénarios de sortie de fin de l’euro, vous êtes un alarmiste qui fait le jeu des extrêmes.

Bref, dans tous les cas, vous êtes perdant et accusé d’avoir une lecture faussée de l’histoire, sous prétexte que vous vous refusez de jeter le bébé (l’UE) avec l’eau du bain (les crises).

Simple création humaine

Et puis, il y a les feux d’artifices, assez rares mais violents, quand toute la machine médiatique hexagonale s’emballe en relayant des informations erronées sur ce qu’il se trame à Bruxelles [d’ordinaire, ce sont les Britanniques les experts à ce petit jeu]. Le dernier exemple en date est le cas du secret des affaires et de la vidéo de Nicole Ferroni.

Eric Mettout de l’Express s’est alors demandé si le sujet n’avait pas rendu les journalistes “fous”. Il en arrive à la conclusion que “l’europhobie” gagne du terrain dans la presse. Je ne suis pas forcément d’accord avec cette analyse. Enfin, peut-être qu’il y a de plus en plus de journalistes eurosceptiques, ou pas, mais ce n’est pas la question. Ce qui gagne du terrain ou plutôt, ce qui persiste, c’est l’ignorance, le désintérêt des rédactions françaises pour ce qui se déroule à Bruxelles, le peu de ressources qui y est investi.

Forcément, quand vous rajoutez l’élément “réagir le plus vite possible” car ça frétille sur les réseaux sociaux, on tombe vite dans la caricature, le fantasme. Alors que le texte soumis au Parlement européen sur le secret des affaires a été négocié cinq mois plus tôt, en décembre 2015. Mais à cette époque, à Paris, le dossier n’intéressait pas et la majorité de la petite équipe bruxelloise couvrait son 12e sommet de l’année.  

L’Union européenne est comme toutes les créations humaines; perfectible, remplie d’incohérences et tiraillée de toutes parts. Si les journaux français font l’effort d’ouvrir plus de postes de l’autre côté de la frontière belge, ils y découvriront d’inépuisables mines d’information, qui conforteront ou non la vision qu’ils peuvent avoir de l’UE. Mais c’est ça aussi le journalisme.