Brexit, Bremain, cet immense jeu de dupes

[20 juin 2016] Défenseurs et pourfendeurs de l’UE trompent leurs électeurs. Autant l’un que l’autre. Ironie du sort, après 60 ans d’intégration européenne, le continent n’est plus capable de se penser.

L’inconsistance de Cameron

Depuis l’accord du 18 février, le Premier ministre britannique s’est découvert une nouvelle vocation d’européen. Il passe de plateau télévision en interview, dans le but de convaincre ses compatriotes de se prononcer pour le Remain.

Il y a quelque chose de cocasse dans ce spectacle. Voir celui qui n’a eu de cesse de pourfendre l’UE depuis des mois, que dis-je, des années, devenir son plus ardent défenseur sous prétexte qu’il a obtenu quelques concessions mineures. Et quelle crédibilité donner à ses mises en garde contre un Brexit, alors qu’en janvier, il menaçait ses partenaires européens de faire campagne pour la sortie, s’il n’obtenait pas des concessions ? David Cameron donne plus l’impression de lutter pour sa survie politique que proposer un nouveau contrat entre l’UE et Londres.

Car il ne faut pas se leurrer: les concessions obtenues ne résoudront en rien les enjeux qui ont motivé la démarche du référendum. Les prétendus abus par les Européens des bienfaits du système social britannique ont toujours été résiduels [et moins élevés que ceux des sujets de sa Gracieuse Majesté]. Les aides sociales perçues n’ont jamais représenté une menace pour les finances du pays.

On vient donc de passer trois ans à débattre d’un sujet en étant complètement à côté de la plaque.  

Par contre, celui qui reste en friche, c’est celui autour des questions identitaires qui secouent le Royaume-Uni:

  • même un an après leur référendum, les Ecossais continuent de lorgner sur leur indépendance;
  • l’arrivée massive d’Européens de l’Est à partir de 2004 n’a toujours pas été acceptée par une partie de la population, surtout maintenant qu’on se rend compte qu’ils n’ont pas l’intention de rentrer; vont-ils devenir des Britanniques à part entière ? Quelle place dans la société ?

Le tout dans un contexte où les cures d’austérité à répétition depuis 2008, le développement des contrats “zéro heure”, fragilisent la classe moyenne et maintiennent d’importantes inégalités dans le pays.

La démarche de David Cameron a été de reporter le débat sur l’UE, cette Union au sein de laquelle les Britanniques se sont toujours un peu senti mal à l’aise. Oui, officiellement, c’est un grand marché unique, mais l’ombre du projet politique prôné par une partie des élites des membres fondateurs les a toujours dérangé.

Il faut se souvenir qu’à la fin des années 50, alors que le continent commençait à s’unir avec le Traité de Rome, Londres a tenté de les dépasser par la droite en mettant sur pied un projet pensé pour et par le Royaume, l’Association européenne de libre échange (EFTA). Un échec cinglant. L’organisation existe toujours, au détail près que son initiateur l’a quitté pour pouvoir adhérer à l’UE en 1973. Aujourd’hui, on n’y trouve plus que la Norvège, la Suisse, le Liechtenstein et l’Islande qui copient-collent la majorité des directives européennes, en étant à peine consultée lors de leur élaboration.

Aujourd’hui, si vous écoutez les plaidoyers de Cameron et de ses alliés pro-UE, il n’est question que d’économie, de gain de croissance ou de risques en cas de sortie. On ne note que de rares incursions faisant appel à un dessein plus grand, à l’Histoire, avec cette tribune dans le Guardian d’un vétéran de la Seconde Guerre Mondiale.

La mythique souveraineté

A l’inverse, si vous vous branchez sur Nigel Farage ou Boris Johnson, les deux ténors favorables au Brexit, ils promettent au Royaume-Uni de retrouver le temps béni d’une souveraineté pleine et entière, ce qui de facto permettrait de résoudre tous les problèmes du pays. Mais de quelle souveraineté parle-t-il ?

Avec 50% de son commerce dépendant de l’UE, le pays sera toujours obligé de composer avec l’ensemble continental et d’appliquer ses normes s’il veut pouvoir accéder au marché unique.

Je me souviens d’une conférence à laquelle j’ai assisté à Varsovie, en 2009, avec l’ambassadeur russe en Pologne comme intervenant principal. Nous étions six mois après la guerre en Géorgie. Dans son analyse, il qualifiait les normes émises par l’UE comme une forme d’impérialisme. Puisque l’accès au marché européen est vital pour l’économie de son pays, les haut niveaux de standards imposés par Bruxelles deviennent de facto une norme pour la Russie. Ou, si les entreprises du pays ne peuvent les appliquer, une barrière insurmontable.

Le drame des euro-sceptiques britanniques est que leur opposition fondamentale repose pour bonne moitié sur des fantasmes [et de mensonges à l’échelle industrielle, comme cette affiche du UKIP], et pour le reste, d’une croyance de la toute puissance de leur pays [on retrouve la même chose chez tous les nationalistes]. Mais que pèsera le Royaume-Uni, ses 65 millions d’habitants, quand il devra négocier un accord commercial avec l’UE et ses 450 millions de personnes ? Je ne vois pas où Londres pourra jouer l’avantage.

En Europe, il n’y a pas de grandes ou petites nations. Il n’y a que des egos démesurés.

Et comme disait Margaret Thatcher, qui ne portait pas l’UE dans son coeur mais n’a jamais souhaité en sortir: “if you are not at the table, you are on the menu”. Ce que les euro-sceptiques oublient de préciser, c’est qu’un Brexit fera sortir l’île de l’UE mais ne la déplacera pas ailleurs. Dès le lendemain de leur hypothétique victoire, ils devront composer avec ce qu’ils honnissent.

La gabegie intellectuelle de la plupart des mouvements anti-UE réside ainsi dans l’affirmation que la souveraineté les rendrait omniscient dans leur capacité à résoudre les problèmes. Il n’y a rien de plus faux. Les Etats-Unis ne sont pas membres de l’UE, ce qui ne les empêchent pas d’être incapables de stopper les mouvements de population venant du sud. Ils contrôlent leurs frontières eux-mêmes, mais des tonnes de drogues entrent tous les ans sur leur territoire.

Aussi, la fameuse, la mystique souveraineté promise n’est qu’un leurre. Il y aura bien des hochets qui pourront être agités, comme décider de limiter le nombre de travailleurs venus du reste de l’UE [aujourd’hui impossible du fait de la liberté de circulation, mais déjà possible pour ceux du reste du monde], mais la contrepartie sera des mesures identiques prises contre les citoyens britanniques. Même le très anglophile Premier ministre néerlandais, a prévenu qu’il n’hésitera pas à le faire.

Les petites lignes de 2004

Et face à cette nouvelle Guerre des Deux-Roses, que trouvons-nous ?

Une Union européenne désemparée, qui attend – non sans une certaine inquiétude – le vote des Britanniques. Les capitales, par l’entremise de ministres ou responsables politiques de second rang, mettent en garde des conséquences néfastes pour le Royaume-Uni. L’allemand Wolfgang Schaüble a prévenu qu’il n’y aurait pas de traitement de faveur, que dehors, c’est dehors.

Certains imaginent que le départ des Britanniques pourrait souder le reste de l’UE, que le projet pourrait ainsi se relancer sur le dos du Brexit.

Les signaux indiquent pourtant le contraire. Il n’existe actuellement aucun projet collectif, y compris au sein du couple franco-allemand. Si vous reculez d’un cran, et prenez les six fondateurs, il n’y a plus grand chose en commun entre la vision européenne des classes politiques néerlandaise et italienne. Et encore un cran plus haut, à 28, c’est une véritable armée mexicaine que vous découvrez.

Une des inquiétudes de l’Allemagne, en cas de Brexit – mais aussi de maintien – c’est que l’Est réclame à son tour des exceptions taillées sur mesure. Hongrie, Pologne, Slovaquie, République tchèque sont de plus en plus mal à l’aise par rapport à l’UE.

En 2004, ils y ont adhéré en y voyant la correction d’une erreur historique, eux qui ont été “kidnappés” pendant 50 ans par la Russie de leur destin européen. Aujourd’hui, ils se rendent compte qu’ils n’ont pas lu les petites lignes du contrat: droit d’asile commun, solidarité qui ne va pas que dans leur sens, etc. Les milliards des fonds structurels les intéressent toujours, mais pour le reste, ils aimeraient quelques aménagements.

Du côté du Danemark, la tentation de creuser le sillon des exceptions (sont déjà en dehors des politiques liées aux affaires intérieures, coopération policière, citoyenneté) existe. Le parti du Peuple danois, l’équivalent local du FN, ne descend plus en dessous les 20% depuis 2011. Il n’est pas dit que les Pays-Bas ne finissent pas par suivre le mouvement.

La Pologne de 1795

Ainsi donc, alors que les questions indirectes posées par le référendum britannique, à savoir “que fait-on de l’UE”, “où va-t-on” et “pourquoi” sont des plus pertinentes, les Européens ont fait le choix de les ignorer. De rester bloqués au calendrier qui prévoit que le débat sur l’avenir des traités ne soit tranché qu’après 2017, et les élections générales en France, Allemagne et Italie.

Ainsi donc, ce n’est jamais le bon moment, chacun restant rivé sur son calendrier, son échéance, laissant le champ libre aux extrêmes de tout bord. Les élites nationales actuellement au pouvoir dans les Etats membres ne sont pas européennes par conviction. Elles le sont par héritage, celui que leur ont laissé leurs prédécesseurs, et face à la complexité des situations, des crises actuelles, ils ne savent plus quoi faire de l’UE.

Pourtant, un gros brain storming ne serait pas de trop, pour rendre son fonctionnement plus clair aux oreilles de tous. Ca peut commencer par des choses très simples comme modifier les noms trop proches comme Conseil européen, Conseil de l’UE. En un peu plus complexe, pourquoi ne sortir des traités tout ce qui n’a pas à y faire ? Comme politique de concurrence par exemple. Ne devrait-elle pas être régi par la loi comme le reste ?

Les plus audacieux diront qu’il faut transformer le Comité des Régions en assemblée de citoyens tirés au sort, avec un pouvoir de consultation ou d’alerte. Voilà une idée qui vaudrait le coup d’être tentée.

Dans l’Hexagone, le parti qui surfe et débat le plus du Brexit est le FN. Et personne ne le contredit dans ses absurdités comme celle de prétendre la France pourrait avoir elle aussi des exceptions taillées sur mesures en fonction des desirata du programme du parti frontiste. Du côté du PS, le sujet Europe est toujours taboo, 11 ans après le référendum sur la Constitution, et chez les Républicains, des idées sont régulièrement lancées en fonction du sens du vent, mais jamais rien n’est creusé. Beau tableau pour un pays qui se veut la patrie des intellectuels.

Pour revenir à l’UE dans son ensemble, au rythme actuel où vont les choses, le risque est son blocage généralisé, par sa propre incapacité à se repenser. Les extrêmes ne font que profiter de la situation.

La situation rappelle celle de la Pologne, à la veille de son ultime découpage par ses trois puissants voisins (Prusse, Russie, Autriche-Hongrie) en 1795. L’affaiblissement du Royaume ne résultait pas uniquement des atouts de ses rivaux, mais en grande partie de sa paralysie interne. Selon les règles qui firent sa grandeur au XVIIe siècle (la Pologne-Lituanie était alors bien plus démocratique que n’importe quel Etat de l’Ouest), l’unanimité des provinces était nécessaire pour prendre une décision. Jusqu’au jour où cette norme est devenue une contrainte, un levier pour la corruption et un outil au service de l’ambition personnelle de quelques princes. Le Royaume ne se réforma qu’en 1791…bien trop tard pour enrayer le déclin et la partition pour 123 ans.