Extrêmes, le temps du pouvoir

L’Europe entre dans une nouvelle phase politique. Dix ans après la crise financière, le monde hérité de 1989 continue de disparaitre, englouti par ses enfants.

Pour le journaliste que je suis, il n’est plus question aujourd’hui de chroniquer la montée des mouvements d’extrême-droite dans tel ou tel pays. Je l’ai allègrement fait au fil de reportages en Suède ou aux Pays-Bas au début des années 2010, ou lors des élections européennes de 2014. Leur progression a eu lieu à peu près partout. Elle doit être actée. Des Démocrates suédois [nom donné à l’extrême droite locale] à 17%, cela ne constitue plus une surprise ou un évènement, mais une norme.

Une évolution structurelle   

Seules exceptions notables: l’Espagne et le Portugal. Mais même l’Allemagne, un temps protégée par sa bonne santé économique et ses fantômes du passé, doit vivre avec une AfD qui ne descend plus en dessous de 15% dans les sondages. Il faut pas voir cette situation comme conjoncturelle. Elle est devenue structurelle. La dynamique actuelle joue en faveur de ces partis. Et aucun signe d’inversement à l’heure actuelle. 

A Bruxelles et dans de nombreuses capitales, la victoire d’Emmanuel Macron face à Marine Le Pen en 2017 a été perçue comme le coup de boutoir, le basculement victorieux en faveur du camp dit progressiste. 2018 est pourtant l’année durant laquelle les mouvements d’extrême droite ont consolidé leur influence. Ils accèdent même au pouvoir un peu partout, par petites touches. Italie, avec la Ligue de Matteo Salvini, en Autriche avec le Parti de la liberté (FPÖ). 

Finlande, Danemark, Belgique, Bulgarie ont aussi des coalitions au pouvoir dont la survie dépend de partis proches ou carrément d’extrême droite. En Roumanie, la gauche est en place, mais son discours se “trumpise” à grande vitesse. En Allemagne, la CSU au gouvernement ne se gêne plus de braconner sur les terres de l’AfD et remettre en cause l’autorité d’Angela Merkel.

L’UE mise sous tension

Quant à la Pologne et la Hongrie, les gouvernements conservateurs en place depuis quelques années continuent leur travail de sape de l’état de droit. Et les menaces de sanctions venant de la Commission ou du Parlement européens n’y changent rien. Au contraire, Budapest et Varsovie voient cette agitation contre eux comme un moyen de s’affirmer auprès de leur électorat.

Alors que la légitimité de l’UE s’use, en partie à cause des partis d’extrême droite, les représentants de ces formations prennent maintenant place au sein même des institutions de l’Union. Députés, ministres, probablement bientôt commissaires. Ils vont pouvoir porter leur combat au coeur même de la machine, là où depuis 60 ans, chacun est habitué au compromis entre personnes bien élevées. La machine va être mise sous tension. Sa capacité de résistance mise à l’épreuve. Pourra-t-elle continuer à fonctionner ? Même chez les diplomates, certains se posent la question. 

La vidéo montrant le ministre des Affaires étrangères du Luxembourg s’emporter lors d’une prise de parole sur l’immigration du ministre italien de l’Intérieur est révélatrice de cette évolution. Et ce n’est pas pour rien que la réforme de la législation européenne sur la migration est au point mort depuis des mois. Les lignes rouges de chacun ne se croisent plus depuis l’arrivée au pouvoir d’extrêmes, en particulier en Italie. Et au fond, Matteo Salvini a-t-il intérêt à trouver une solution à ce problème ? A chaque fois qu’il défie ses partenaires européens, il progresse dans les sondages. 

« Changer les choses de l’intérieur »

La pire erreur que pourraient faire les démocrates est de penser que ces mouvements d’extrême droite ou droite radicale n’ont pas de vision de l’Europe ou qu’elle se limiterait à vouloir tout détruire.

Il y a quelques années, ce constat pouvait être vrai. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Ils savent très bien où ils vont, ce qu’ils font. Ils veulent le pouvoir et le disent. L’interview au Time de Matteo Salvini est une lecture obligatoire pour comprendre ce qu’il se joue actuellement.

« Nous travaillons à rétablir l’esprit européen qui a été trahi par ceux qui gouvernent cette Union (…). Je choisis de changer les choses de l’intérieur. C’est probablement plus difficile, c’est plus long et plus compliqué, mais c’est une solution plus concrète. Travailler de l’intérieur pour modifier les politiques monétaires, financières, agricoles, commerciales et industrielles ».

Matteo Salvini a choisi. Il peut vivre avec l’euro, si cela lui permet de mener ses combats. En France, le FN n’a pas encore affirmé clairement ce choix, il hésite. Mais qu’arrivera-t-il s’il finit par le faire ? Quelle différence restera-t-il avec l’aile droite des Républicains ?

Lutte à mort

Les propos de l’Italien sont très proches de ceux du Premier ministre hongrois. Malgré ses diatribes contre l’UE, ses invectives contre une prétendue élite bruxelloise vendues aux intérêts mondialistes, a aucun moment Viktor Orban ne souhaite sortir de l’UE. Ni même du Parti populaire européen (PPE), où siègent normalement les formations de centre-droit. Lui aussi veut changer tout cela « de l’intérieur ».

Dans un discours prononcé en juillet dernier, le Hongrois a clairement détaillé ses intentions. Son plan n’est nullement secret. Face à ses partisans, il a déclaré:

« Rassemblons donc nos forces, assumons ce débat spirituel [autour de la démocratie chrétienne, ndlr], et équipons-nous ainsi en vue des élections européennes. Nous nous trouvons devant un grand moment, et nous verrons s’il se réalise. Nos chances sont là. Ce n’est pas seulement à la démocratie libérale, et au système libéral non démocratique qui s’est construit dessus que nous pourrons dire adieu en mai prochain, mais à l’ensemble de l’élite soixante-huitarde avec ses armes et ses bagages ».

Nous assistons ainsi à une convergence des droites, celle dite « dure » et celle simplement extrême, avec en ligne de mire les élections européennes de mai 2019. Leur premier ennemi n’est pas forcément la gauche, les Verts ou l’extrême gauche. Non, leur premier adversaire est la droite traditionnelle, celle qui allie conservatisme, tolérance et libéralisme (sociétal ou économique). Matteo Salvini et Viktor Orban ont besoin de l’affaiblir pour pouvoir s’imposer et c’est pour cela que le principal champ de bataille se situe aujourd’hui au sein de la droite européenne. Dans ce combat, apparaissent les traits d’une Europe politique. L’affrontement est transfrontalier, car les intérêts de chacun le sont aussi.

Mais quelle Union émergera ? Quel chemin veut la droite européenne veut-elle emprunter ? Est-elle prête à prendre le risque de perdre le pouvoir en éjectant ses éléments les plus radicaux ? Ou estime-t-elle qu’elle saura dominer la bête en la gardant près d’elle ? Par le passé, ce second scénario s’est toujours révélé une erreur. La bête a toujours fini par dévorer son créateur et protecteur.