De la déstructuration de la démocratie

[5 juillet 2015] Alexis Tsipras aura réussi au moins une chose: politiser comme jamais la zone euro. Mais le souci, c’est que la monnaie unique ne dispose d’aucune institution pour encaisser le choc.

“Les gentils démocrates de Syriza contre les méchants technocrates de l’UE”.

Ces quelques mots suffisent à résumer la manière dont une bonne partie de la presse et de la classe politique françaises traitent les nouvelles du moment en provenance de Grèce et de Bruxelles.

Mais pour avoir couvert une dizaine de réunions de l’eurogroupe en un mois, je me demande: depuis quand un ministre des Finances d’un gouvernement est un technocrate ?

Sérieux, les gars, vous en êtes rendus là dans votre réflexion ?

A l’inverse, on trouve aussi quelques: “ingrats de Grecs, vous ne comprenez pas que tout cela, c’est pour votre bien”. Sont cons ces Grecs, hein.

Ce serait tellement facile. Mais tellement. Je vous jure, moi aussi j’aimerais y croire. Ca me simplifierait la vie, et réduirait la longueur de mes journées. Sauf que la réalité, et la complexité de la construction européenne, doivent nous amener à réfléchir un peu plus loin sur ce qui est en train de se passer. Ou plutôt, sur ce que les événements sont en train de faire remonter à la surface puisque tout était en place bien avant.

Souvenez-vous. Les architectes à qui nos politiciens ont demandé dans les années 90 de construire une monnaie unique ont fait leur job. Le 1er janvier 2002, les distributeurs de la moitié de notre continent ont commencé à cracher des euros. On en faisait même des reportages pour les JT.

Sauf que depuis, ces mêmes politiciens n’ont, eux, pas fait leurs devoirs. C’est-à-dire, construire des institutions démocratiques qui peuvent permettre à cette devise de fonctionner aussi bien en cas de beau temps, qu’en cas de tempête.

Quand tout va bien, comme durant le début des années 2000, aucun souci. Personne ne doit aider personne, et la vie se déroule calmement en Europe.

Mais depuis 2008, la zone euro connaît des troubles existentiels. Les crises de 2010-2012 ont été traitées avec des bouts de ficelles [à 500 milliards, je vous le concède] et dans l’urgence. Aujourd’hui, la même urgence existe car entre 2012 et 2015, les responsables politiques ont pensé que les bricolages seraient durables. Un peu comme si un coureur cycliste pensait pouvoir se faire plusieurs Tour de France avec un pneu couvert de rustines.

Or, l’euro souffre d’une incohérence mathématique que la victoire de Syriza a propulsée sur le devant du débat, du fait de la radicalité de ce parti.

18 = 1

En effet, comme l’a souligné le président de la Commission européenne le 29 juin, en Europe, il n’y a pas une démocratie qui soit plus légitime que l’autre. Les dix-neuf de la zone euro se valent.

Oui Monsieur, même pour les pays qu’on n’arrive pas à situer sur la carte.

Mais alors, comment faire quand il s’agit de régler une affaire commune selon cette logique. Comment départager les deux camps ? Que ce soit 18 = 1 ou 4 = 15 ou 10 = 9, le souci sera toujours le même.

Ainsi, puisqu’il n’existe aucun moyen de départager l’expression politique au sein de la zone euro, [en dehors d’un huis-clos des ministres de Finances, waouh, Azerbaïdjan nous envie], aucun lieu dédié à la joute verbale, aucun espace temps prévu pour que les échanges se déroulent dans le calme et que le peuple soit consulté, nous revenons à nos vieux démons.

Au bon vieux principe de la…loi du plus fort.

Et dans la lutte qui oppose aujourd’hui Athènes et ses partenaires, les forces se comptent en points de PIB, en taux des obligations à 10 ans, réserves de liquidités bancaires, peur des marchés, risque de contagion, etc.

Un véritable Far West.

Le référendum de Tsipras ne vaut pas mieux. Il le dit lui-même: il mise sur un non de son peuple pour pouvoir ensuite mieux négocier. Depuis quand le choix d’un peuple est réduit à un simple argument dans une négociation sur un taux de TVA ou une coupe dans le budget de l’armée ? Ou s’il s’agit bien de savoir si la Grèce reste ou sort de la zone euro, c’est que le Premier ministre grec ment à son peuple.

La démocratie ne consiste pas simplement à demander son avis au peuple pour ensuite dire qu’on va le prendre en compte.

La démocratie, c’est organiser, encadrer l’expression des différents avis et arguments pour faire en sorte que tous puissent les faire valoir de la façon la plus équitable possible [cf. les lois sur le temps de passage à la TV en France par ex]. Dans le but ensuite de voter en connaissance de cause.

Et imaginez, si demain, après la négociation d’un autre plan de sauvetage, les Lettons disent “coucou, nous aussi, on va faire un référendum sur le plan grec car on doute qu’il y ait assez d’austérité et de réformes”. Que va-t-on faire ou dire ? Renégocier de nouveau ? Le gouvernement grec accepterait-il de faire plus d’efforts car la démocratie lettone le demande ?

Le côté extrême du cas grec pousse la zone euro dans les retranchements de sa logique.

Peut-on tolérer le maintien d’une concurrence des légitimités entre les démocraties nationales ?

Vous vous souvenez la maison qui rend fou dans Les 12 travaux d’Astérix ? C’est à peu près le niveau de structuration de la zone euro aujourd’hui [complexité des procédures, multitudes des facteurs politiques, etc].

En Allemagne et aux Pays-Bas, on entend déjà des voix pour dire que la Grèce démontre qu’il faut encore renforcer les règles existantes de l’Union économique et monétaire, les durcir, et créer des mécanismes pour faire sortir les pays qui ne s’y plient pas ou ne le veulent plus. Pas vraiment de quoi donner envie aux Européens de s’unir.

Un des rares à évoquer une solution sur l’enjeu démocratique, c’est l’économiste Thomas Piketty. Il plaide dès qu’il peut en faveur d’un Parlement de la zone euro. Il propose d’y faire siéger parlementaires nationaux, en fonction de la population. Si la monnaie unique veut survivre sur le long terme, il faudra y venir.

Ou c’est l’euro qu’il faudra démanteler, un jour ou l’autre.

L’Europe ne peut pas tolérer la stagnation démocratique au nom d’une monnaie commune. Les deux doivent aller de pair ou ne pas être.


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