La dame de Sarajevo

[26 février 2015] Nous sommes le 6 août 2013. Dans les artères de la vieille ville, les commerces sont déjà ouverts et la vie se lance doucement. Le défi est double: être prêt à répondre aux sollicitations des touristes de l’été, comme moi, et préparer la soirée qui va être longue, puisque nous sommes en plein milieu du mois du ramadan.

D’ici une dizaine d’heures, le soleil disparaîtra et les habitants sortiront dans la rue pour prendre un verre, passer à la mosquée, flâner en famille. Coincée entre les collines, traversée par un vent délicat, la ville offre des soirées fraîches, loin de la pesanteur que nous avons subie les jours précédents à Belgrade. Mais je ne connais encore rien de ses recoins puisque le car qui nous a emmené jusqu’ici hier avait trois heures de retard. Deux pannes mécaniques et quelques arrêts au milieu des vallées.

Je marche dans la rue Ferhadija. Un lieu unique en Europe. Quand vous débutez votre chemin à l’Est, vous êtes dans la partie ottomane de la ville, l’ancien bazar. Progressivement, en vous déplaçant vers l’Ouest, vous arrivez dans un monde autrichien, fait de bâtiments aux couleurs vives et d’une imposante cathédrale catholique. Continuez, et l’architecture des années 30 vous saisira, avant de laisser la place à l’organisation et aux structures héritées du communisme.

En deux kilomètres, une synthèse de l’Histoire de la ville. Pour l’église orthodoxe et la synagogue manquantes, ce n’est que quelques rues derrières.

Alors que nous sommes dans un entre-deux ottoman/autrichien, mon compagnon de voyage me dit qu’il aimerait voir de l’intérieur la mosquée sur notre gauche, nichée dans un petit enclos de verdure. Je lui dis qu’avant, je vais faire quelques photos, qu’il prenne de l’avance.

Après dix malheureux clichés, je m’assieds sur le banc située juste devant l’édifice religieux. A quelques mètres de moi, un homme nettoie à grande eau le petit parvis. Il faut que tout soit impeccable pour ce soir.

Arrive alors une femme d’un certain âge. A sa trajectoire, je devine qu’elle a aussi l’intention de s’asseoir quelques instants. Probablement pour enlever ses chaussures avant de pouvoir rentrer. Je m’écarte pour être sur qu’elle ait assez de place.

“Dobro jutro”, me lance-t-elle.

Timidement, je lui réponds, me disant qu’en plus de ma tenue estivale, mon probable accent va avoir raison de mon anonymat.

Elle sourit, prend le temps de poser son sac, me regarde de nouveau.

So, you are visiting Sarajevo ?

Voilà. Grillé. Je lui réponds que oui, que je suis arrivé hier, avec un ami, que nous passons l’été dans les Balkans.

“And between all the places in Balkans, you have choosed to sit here, in this little park ?”

Je ris. “Yes, and for now, it is one of the nicest place I have found. But I am just at the beginning of my travelling”.

“You are right” me dit-elle. “And where do you come from ?”

I am from France, I live in Paris.

Alors que je ne vois rien d’amusant dans ce que je viens de dire, c’est elle qui se met à sourire.

“Ooooh, mais dans ce cas, nous pouvons parler en français si vous voulez. J’ai visité Paris, il y a 10 ans. Je suis docteur, neurologue, il y avait une conférence sur Alzheimer.

La situation commence à me paraître insolite. Me voilà à parler en français, avec une neurologue de l’hôpital de Sarajevo, de Paris et de ses monuments, sur le parvis d’une mosquée, que je n’ai toujours pas vue de l’intérieur. Et d’ailleurs, il est passé où mon compagnon de voyage ?

“Mais vous savez, je ne pratique pas très souvent mon français, il est très mauvais”.

Je la rassure sur ses compétences. Comme j’aimerais maîtriser de la même façon une langue balkanique. Probablement par pudeur, elle repasse à l’anglais.

And tell me, what is your job ?

Me ? I work as a journalist. I cover the European affairs, the things that happen in Brussels.

Oh, that’s a nice job. You know, you should write a story about Sarajevo. It’s your first time here, right ?

Yes, it is.

You will see. It’s a unique place. It’s our Jerusalem. Things are not easy, but we try to make things better”.

Depuis le début de la conversation, j’ai envie de lui demander ce qu’elle a fait pendant le siège. Elle m’a dit qu’elle a toujours vécu ici. En tant que médecin, elle a dû porter secours aux civils blessés, aux soldats qui revenaient du front, endurer les bombardements, les snipers, les privations. Toutes ces choses que je voyais petit à la télévision, tous les soirs.

Mais non, je ne lui poserai pas cette question. Sarajevo doit être pour autre chose que la guerre. Pendant que je pense, elle continue de me parler.

“In the past, it has been a place of tolerance. For example, when the King of Spain, in the 15th century expelled the Jews, some of them came, and are still living here.

And is it also like this nowadays ?

As I told you, it is not always easy. I am muslim, my husband is not but he never tells me not to go to the mosque. Everyone does what he wants. And you, you are not muslim right ?

Yes. I am catholic, even if I don’t really know what to think about religions.

Sure, but you are welcome to come to this park in front of the mosque, and have this little conversation with me. This is Sarajevo”.

Après ces mots, elle m’a dit qu’il était temps pour elle d’aller prier et nous nous sommes salués.

Aujourd’hui, un an et demi après cette rencontre fortuite, je pense souvent à cette dame.

Place de la République le 11 janvier, j’aurais tellement voulu lui parler à nouveau. Il en est de même quand je me retrouve à chroniquer la petitesse des comptes d’apothicaires d’une Union européenne sans vision, qui perd son âme à mesure qu’elle prétend combattre ses déficits.

Alors voilà. Comme me l’avait conseillé la dame de Sarajevo, j’ai écrit une histoire sur sa ville.