Le bus de l’altérité

[11 septembre 2010] Gare Centrale de Stockholm. J’arrive tout juste de l’aéroport et commence à tourner en rond à la recherche d’une carte des transports de la ville pouvant m’expliquer comment me rendre à mon premier rendez-vous. Camouflée dans un recoin du mobilier urbain, je finis par mettre la main dessus.

Le bus arrive. L’expérience de l’altérité peut commencer.

En montant dans l’engin rouge, je salue le chauffeur et lui demande avec prudence “one ticket, please”, mimant le chiffre avec ma main. Car oui, dans ma tête d’ancien parisien, un conducteur de bus est plus difficile à approcher qu’un félin en cage (ce qui explique par ailleurs qu’ils soient enfermés entre des parois de verre).

A ma stupeur, la bête réplique, non pas par un grognement sourd mais directement en anglais:

– “Sorry, I do not sell tickets. You have to buy it outside, at the machine”.

Toujours sur mes gardes, je lui réponds que je n’ai vu aucune machine autour de l’arrêt de bus et que de ce fait, je n’ai pas pu acquérir le précieux titre de transport. Perplexe, il se met à scruter l’horizon depuis sa boîte translucide. Il conclut alors à la même chose que moi: pas de “ticket machine” dans le coin.

Je le remercie et dis que je vais retourner dans l’enceinte de la gare me renseigner sur ce qu’est devenu la machine de l’arrêt 62.

– “No, no, you do not need to do it”.

– “What do you mean ?”

– “No, no, don’t worry. This is for me. There is not problem for this time”.

J’ai alors un moment d’hésitation. C’est l’employé même de la RATP locale qui m’incite à frauder, c’est quoi l’astuce ?

– “By the way, where are you going to?”

Je lui sors le nom que j’ai mémorisé. Emerge alors sur son visage une grimace me faisant comprendre que mon accent suédois est encore à revoir. Lui montrer directement mon calepin est donc plus simple.

– “Ah yes, I know where it is. I know at which station you have to stop. I will let you know when you have to get out. Don’t worry, no problem”.

Alors là, je suis complètement perdu, mais avant d’avoir fini l’analyse de la situation, il remet le bus en route. Je suis pris au piège. Qu’est-ce que ce chauffeur de bus ? Il parle anglais mieux que moi, m’incite à frauder l’honorable Etat-providence suédois et joue au guide touristique.

Tout cela est forcément suspect. Je suis sûr qu’il va me faire descendre à une station où m’attendra une horde de contrôleurs armés jusqu’aux dents de leurs petits boitiers électroniques et carnets de contraventions. Mes deux années et demi à Paris me l’ont bien appris: dans service public, le plus important c’est la présence du public, pas du service.

Nous continuons notre folle course dans les rues de Stockholm. Je reste à côté de lui, près de la porte de montée.

Au fil des stations, les scènes de surréalisme se succèdent. Une sorte de Paris Hilton scandinave fait irruption dans le bus. Avec un grand sourire, elle interpèle mon chauffeur qui s’avère aussi très bien maîtriser le suédois (une des théories que j’étais en train d’échafauder pour expliquer son niveau d’anglais était justement le fait qu’il soit nul en suédois). S’enchaîne alors une petite conversation portant aussi sur la géographie de la ville. Zénith de l’échange: ils rigolent tous les deux. Ils se connaissent, ce n’est pas possible ? Ou le Monsieur est train de faire du charme à la poupée Barbie. Mais non, elle part ensuite tranquillement s’asseoir au fond. Deux stations plus loin, la scène se répète avec une quarantenaire. Toutes mes théories s’effondrent les unes après les autres.

Les arrêts défilent. Je commence à trouver le temps long. M’aurait-il oublié ? C’est fort possible ça. Sa gentillesse pourrait être alors s’expliquer via Alzheimer.

– “Sorry Sir, is the next station ?”

– “No, no, few more. Do not worry, I will tell you”.

Ben si figure-toi, je worry à mort, car du pays d’où je viens, des chauffeurs comme toi ça n’existe pas. Je me vois, de l’autre côté de la ville, arriver une heure en retard à mon rendez-vous, me faire jeter par le mec qui m’attend, me retrouver au milieu de nulle part, bref, planter mon reportage, ma vie, mon œuvre. Du coup, incapable de vendre de piges, je serai dans l’impossibilité de réunir l’argent nécessaire pour payer la caution une fois que les contrôleurs m’auront mis en prison pour avoir truander Carl Gustav XVI sur tes conseils.

Alors que je commençais à me questionner sur l’état des prisons du pays, la théorie d’Alzheimer s’est effondrée à son tour.

– “Here we are. So, you cross this street, and you will find your street on the left. Then walk a bit, and you will find DN”.

Il avait raison sur toute la ligne. La prophétie apocalyptique ne s’est pas réalisée. Mon reportage se porte pour le mieux.

Après avoir passé une petite semaine à arpenter les rues de la capitale suédoise, il faut me rendre à l’évidence: ces gens sont juste…détendus. Tin’, ça me stresse.