Europe, la dynamique du pire

[25 juillet 2016] Une nouvelle saison se termine. Petit à petit, Bruxelles et son quartier européen se vident de ses commissaires, députés, fonctionnaires, lobbystes et journalistes. L’espace de quelques semaines, tout le monde s’éloigne de la machinerie.

Dans ses rues, une étrange sensation saisit celui qui est encore là pour quelques jours. Le temps est comme suspendu, alors qu’il y a au fond de l’air, une lourdeur. Ce bruit sourd, ce sont les fameuses “crises”. L’été a beau être là, elles sont dans toutes les têtes. La trêve estivale n’a jamais porté aussi bien son nom. Tout le monde sait que l’automne sera difficile comme jamais.

Référendum en Hongrie contre les réfugiés, élection présidentielle en Autriche, banques italiennes, dette grecque, sommet de Bratislava, risques d’attentats.

Altération des valeurs

L’Europe est en ébullition comme elle ne l’a plus été depuis très longtemps. Mais à la différence d’un été 1989, aucun indicateur ne laisse penser que ces soubresauts puissent apporter un mieux. Bien au contraire. Tous les signaux qui convergent vers Bruxelles laissent imaginer l’inverse.

Lors du sommet du 28 juin, juste après le vote sur le Brexit, une consoeur s’est emportée l’espace de quelques secondes.

“Parfois, j’ai envie de secouer mes rédacteurs en chef à Paris en leur criant, écoutez-moi, ici, on voit notre futur venir”.

Personne n’est en mesure de prédire le scénario à venir. Dislocation de l’UE ? Lente agonie ? État végétatif prolongé ? Crise extérieure ? Les hypothèses n’ont toutefois rien de réjouissant, si ce n’est pour les extrêmes qui n’ont de cesse de jeter de l’huile sur le feu.

Nous assistons ainsi un peu partout en Europe à une hystérisation progressive des espaces publics. Le débat n’est plus possible si ce n’est à travers l’émotion, la campagne pour le Brexit en étant le meilleur exemple mais les tirades du parti au pouvoir en Pologne sont du même acabit. Or, à ce petit jeu, ceux qui manient les peurs finissent toujours par l’emporter, leur permettant ensuite d’engager la société vers sa propre destruction. Qu’elle soit économique, culturelle ou humaine.

Tout cela est possible car nous vivons aussi une période d’altération du système de valeurs. Les mots, les références, les priorités que les Européens se sont fixés depuis la fin de la 2e Guerre mondiale sont en train de glisser. La sécurité prend le dessus sur la liberté. La religion est mis en avant comme un déterminisme insurmontable. L’homme [ou la femme] providentiel fait son retour fracassant. Les contre-pouvoirs sont dénoncés comme des empêcheurs de tourner en rond [comme la CEDH], voir des traîtres. Le peuple et ses tripes sont mises en opposition aux “experts” et aux élites, alors qu’ils sont censés se compléter.

La trahison quotidienne

En janvier 2016, le président de la Commission européenne a lancé à la presse :

“Ma génération n’est pas une génération de géants, mais de faibles héritiers […]. Que laisserons-nous ?”

Jean-Claude Juncker a toujours été doué pour ce type de phrase choc. Pour les actes, beaucoup moins. En effet, son constat cinglant pour lui-même et les actuels dirigeants, mais que fait-il pour y remédier ?

Nous sommes deux semaines après l’annonce de l’embauche de José Manuel Barroso par Goldmans Sachs, et toujours aucune réaction du luxembourgeois. La salle de presse bruxelloise a pourtant passé 45 minutes, lundi 11 juillet, a tenté d’arracher une prise de position à son porte-parole, rien. La Commission s’est réfugiée derrière son langage juridique et son prétendu code de bonne conduite.

La politisation de l’institution, prônée par Juncker depuis 2014, est morte ce jour là.

Fait nouveau, chez certains fonctionnaires européens, la grogne monte contre ceux censés les représenter. En échangeant avec deux d’entre eux, ils m’ont parlé du sentiment de “trahison” qui les gagnait.

“Ils sont en train de foutre en l’air ce qui nous appartient aussi” ont-ils précisé.

Le pessimisme sur l’avenir de l’UE n’est plus qu’une titraille pour quelques chroniques journalistiques, il gagne aussi le coeur de la machine.

Pour en avoir discuté avec un élu FN, eux par contre, se frottent déjà les mains. L’argument massue lors des débats sur l’UE lors de la présidentielle française est déjà prêt. Barroso. Paf. Même plus besoin pour eux d’avoir à s’expliquer sur les risques et dangers liés à leur projet de démantèlement unilatéral de l’UE.

Si sur quelque chose d’aussi symbolique que Goldmann Sachs, Juncker n’est pas capable de bouger, et que la France se contente d’un petit mot de mécontentement de son secrétaire d’Etat aux affaires européennes, qu’espérer pour le reste ? Qu’espérer de cette génération au pouvoir à Paris et Bruxelles ? Elle y a accédé au milieu des années 80, n’a plus rien à proposer depuis longtemps si ce n’est leur propre personne, maquillée par d’habiles pro de la communication. Le monde s’agite, alors qu’ils sont en plein crise de somnambulisme.

Le pire ne se développe pas uniquement du fait de ses prometteurs ou des opportunistes, mais aussi car ceux censés lui barrer le passage refusent de prendre conscience des nécessités qu’impose notre époque, refusent de changer pour s’y adapter, refusent de prendre leurs responsabilités.